C’est l’histoire d’une femme née avec une horloge dans le cerveau.
Les tic-tacs résonnent dans sa tête ponctuant le rythme de ses journées.
Chaque minute a son rôle.
Les tâches s’exécutent, solennellement approuvées par les heures qui s’écoulent.
La pauvre âme est tellement programmée que, dès qu’un imprévu se glisse dans son rouage horaire, elle en perd sa trotteuse.
Elle se désespère de faire les cent pas sur le trottoir, dans l’attente impatiente du malotru qui n’arrive pas. Les pieds trempés dans ses sandales, elle reçoit, offusquée, les quolibets indélicats des automobilistes qui la dépassent.
Elle regarde sa montre et soupire.
« Si l’on mange en 37 minutes, à condition de commander tout de suite, nous pourrons arriver à temps pour la séance. Sachant qu’il y a 15 minutes avant le film, on pourra peut-être boire un café. Ou un dessert. Mais pas les deux. Ca non ! On n’aura pas le temps !
Voyons… Nous pouvons toujours aller à la séance suivante. Je prendrais le train de retour de 17h32, j’arriverais à la gare à 17h53, disons 57 avec le retard, ça me fait donc 18h06 à la maison, j’aurais encore le temps de préparer mon bœuf bourguignon et, si je me dépêche un peu, je passerais à table à 19h15… Oui, c’est bien aussi. »
Soulagée, elle ose un regard triomphant à son bracelet-montre : « Te voilà bien attrapé ! », dont les aiguilles poursuivent leur tour, imperturbables.
Tac, tac, tac, fait le soulier sur la chaussée.
« Toujours être en retard à un rendez-vous galant… » lui répétait sa maman.
Mais voilà, c’était son premier rendez-vous, elle ne voulait pas risquer de le manquer…
Un homme s’approche :
- Vous avez l’heure ?
- 12h36, répond-elle sans un regard.
Le doute fait place à l’impatience.
« Nous avions dit midi, n’est-ce pas ? Midi pile ! J’ai d’ailleurs bien insisté sur le pile. C’est joli, je trouve, le pile… C’est rond et précis à la fois. D’ailleurs, je dis toujours midi pile, parce que treize heures piles, c’est trop tard pour déjeuner. Oui, oui, j’en suis sûre, midi pile !
Me serai-je trompée de jour ?
Impossible, on a dit Lundi, je le sais parce que je me souviens avoir pensé que j’aurais le temps de faire le marché, à condition de partir 10 minutes plus tôt, pour ranger mes légumes et prendre le train de 10h58. J’y étais même à 56, des fois qu’il serait en avance.
C’est ça, j’en suis bien certaine, mais alors…. pourquoi n’est-il pas là ? »
Quelle triste vision pour les passants que cette femme ruisselante, seule sur un trottoir, dont le visage se tord sous la colère qui l’envahit…
Soudain, la voilà qui s'agite.
Sa main furète dans son sac. Elle en sort un appareil vibrant d’exaspération qu’elle colle fébrilement à son oreille :
- Allô ? Allô ?
- Vous êtes en retard !
- Quoi ?... En retard !...Mais, non, je…
- On avait dit midi pile, il est 12h44…
L’incrédulité fige ses traits. En retard ? Elle ? Impossible !
- On avait dit midi pile, en face du numéro 32.
Elle lève les yeux. Elle rit. Elle est au numéro 23…
- J’arrive ! J’arrive ! Attendez-moi !
Elle court à son rendez-vous, libre enfin.
Elle est en retard…